LES OISEAUX DE CIRE DE YAKOUTIE (ROMAN 2011)




"Les oiseaux de cire de Yakoutie" de Mahlya de Saint-Ange, France Europe Editions, 2011


Ecrivain à la forte personnalité de voyageuse privilégiant, dans son axe d'écriture, les rencontres interculturelles, Mahlya de Saint-Ange, confirme, une fois de plus, ses talents littéraires avec Les oiseaux de cire de Yakoutie, remarquable relation de destins croisés ayant, pour décor, la Sibérie (France Europe Editions, 2011).Un récit poétique, drôle, émouvant, généreux, tendre, intelligent, extrêmement bien documenté et riche de références culturelles et littéraires. Fiction remarquablement documentarisée, ce roman brouillant les pistes entre la fiction et le documentaire, s'inscrit dans une nouvelle dynamique littéraire.


Regards croisés

C'est à travers le prisme d'un double regard, celui d'Alix Fara, peintre d'abstraction lyrique et de Lyana Dalkan, écrivain visionnaire que tourne l'intrigue de ce roman s'inscrivant dans un voyage au carrefour de cultures. Agée d'une soixantaine d'années, Lyana, est libraire à Paris. Auteur de romans, elle vit à travers les livres, "voyage sans train, sans route, sans ciel" (p. 22). Agée d'une trentaine d'années, Alix est, elle, avide de grands espaces. L'une cherche sa voie dans une sorte d'errance tandis que l'autre ressent le besoin inconscient de profond renouvellement. Complémentaires et opposées sur beaucoup de plans, toutes deux recherchent, par le voyage, une autre manière d'être au monde. Ainsi ce livre s'avère-t-il passionnant du fait de la constante influence exercée par les dialogues croisés sur les arts entre ces deux personnages à la culture étendue. Mais ce roman comporte aussi toute une intrigue autour de la quête d'un mystérieux document.


Moscou, par-delà le décor, l'émotion

Première étape de ce voyage, Moscou. Ville aux visages très variés dont la peinture vivante est émaillée de questionnements sur l'ancien et le contemporain (p. 38 et 42). Au-delà des décors, se dévoile, peu à peu, l'âme de la capitale moscovite dans une vision largement anti-touristique, un "envers" dont l'apothéose s'apparente à un "tableau digne du "Cri" d'Edward Munch" (p.39). Mais en dépit de la grisaille, la flamme de Moscou peut aussi, en un éclair, se ranimer, notamment lorsque, faisant preuve d'audace, les protagonistes françaises s'aventurent hors des sentiers battus. Dans un quartier d'artistes, elles sont spontanément invitées à se joindre à une fête. Ainsi, Moscou "ville neurasthénique" redevient-elle humaine, hospitalière et joyeuse dans un "ballet de l'affection pour rien, juste à cause d'une guitare et d'une fête."(p. 41) ! On appréciera, ici, qu'au-delà du décor en soi, l'auteur privilégie souvent l'émotion et la vie secrète de la conscience.


A bord du Transsibérien, "école de vie"

L'intrigue romanesque est, ensuite, centrée sur le voyage à bord du Transsibérien dont la vision première en gare de Moscou est celle d'un "Serpent de métal endormi" (p.43), train aux dominantes "bleu et rouge", apparaissant plus loin, avec la "tête géante d'un mineur de fond". Ici le récit se situerait presque à un carrefour entre fiction et reportage tant il est émaillé d'observations et d'anecdotes.


Dans cette partie, ce qui nous frappe, en premier lieu, dans le regard des protagonistes françaises, ce sont les tableaux de changement continuel à la fois du train, des paysages et des voyageurs pris dans un mouvement qui, peu à peu, les déracine. Ici la puissance d'écriture de Malhya de Saint-Ange nous entraîne dans un extraordinaire "tissage de tableaux", ayant la forme de dialogues ou de courts chapitres, sur les conditions matérielles à bord du train, les échanges cosmopolites, la transformation des êtres, mais également l'âme changeante des paysages tandis que sont tournées, sous nos yeux, des pages de l'histoire passée de l'état-continent -l'inhumanité de ses camps, ses nombreux bouleversements sociaux et politiques quand, par exemple, les usines de macaronis furent transformées en usines de cartouches à kalashnikov (p. 79)!- mais également de son histoire en marche, actuelle. C'est très riche et nous n'en soulignerons ici que quelques aspects.


Truffée d'anecdotes et de péripéties tragi-comiques, la vie à bord du train frôle souvent l'épique. Il se dégage, de cette partie, un fond comique inimitable! Un peu comme dans un conte burlesque et philosophique, il faut, sans cesse, savoir faire preuve de patience et s'adapter, ce qui semble plus facile à Alix qu'à Lyana. S'adapter aux mille petits drames quotidiens de la condition humaine, à l'absence de confort, à l'étroitesse des couchettes, aux toilettes parfois en panne, aux changements constants d'horaire. A ces difficultés peuvent se joindre des complications administratives quand parfois sont opérés, à la tombée de la nuit, des contrôles de passeport. La vision de voyageurs en pyjama sur le quai d'une gare pour effectuer un contrôle des papiers frise le burlesque. Le Transsibérien s'avère formidable "école de vie"!


Mais les conditions matérielles ne doivent pas faire oublier l'aspect non moins important de fraternisation cosmopolite. Les journées passées dans le train fournissent aux êtres l'occasion de se connaître et de vivre de fabuleux moments de partage. "Cocktail de diversités" (p. 68), le train crée également une sorte de "grande famille humaine" (p. 63) où, fait extraordinaire, on voit même sympathiser un Juif et un Arabe! Cet espace se transformant, sous le regard d'Alix et de Lyana, en "wagons-boudoirs", wagons-tripots", "wagons-religieux" (p. 83) , cet espace en mouvement continuel ferait presque naître une petite lueur d'espoir d'entente entre les peuples. Mais là n'est pas le propos du livre. La vie à bord du train a aussi ses revers, par exemple, lorsque, en certaines occasions, nous voyons une russe tenter d'abuser de la gentillesse de Lyana!


Le Transsibérien est, en soi, un univers à part où, à l'image de la vie, absolument rien n'est statique et où volent, en éclat les perceptions habituelles. Emportés farouchement vers leurs destins, les masques sociaux tombent, les artifices disparaissent. Ainsi cette partie du voyage vaut-elle, également beaucoup, par l'évolution des personnages quand le voyage rejoint l'aventure intérieure. Au bout de quelques jours, Lyana ne se reconnaît plus dans son miroir, partie structurante de son identité au début du séjour. De son côté, Alix, grâce à ses notions de russe et à son dictionnaire, réussit le tour de force de socialiser avec un voyageur, M. Gregovitch, ce qui s'avère fondamental pour la suite du voyage.


Dans cette partie où les protagonistes vont, peu à peu, se rapprocher des russes (p.93), on ne saurait laisser, de côté, la dimension engagée dont fait preuve l'auteur par le biais de ses personnages. Au fil du voyage, monte l'indignation face aux dégâts causés par un capitalisme outrancier comme dans ces lignes où l'émoi se double d'un coup de colère (p. 89): "Le visage d'une certaine Russie change encore et encore.…/… De forêt -châtiment où l'on refoulait les prétendus coupables, la forêt-esclave paie à son tour et le peuple essaie encore d'oublier. Que reste-t-il à celui dont la vision n'est pas altérée par l'argent? La vodka, l'amour, la frénésie, les débordements, pour oublier la mort de tant de paysages aimés et chéris."


La trame narrative va nous emmener, de plus en plus loin, en direction de l'Est, "pays de dureté et de sagesse sibérienne" (p. 75) d'abord à Irkoutsk, puis au Lac Baïkal et à Yakoutsk.


"Montagne de l'âme" yakoute

Autre étape fondamentale de ce voyage, la Yakoutie.

Témoignage à la fois pathétique et passionnant de la vie des Yakoutes, fresque du passé et du présent d'une exquise saveur, ce livre se révèle une vivante "montage de la destinée yakoute." A cet égard, ce roman se situe à l'intersection de la fiction, du roman visionnaire et du documentaire. De cette partie-phare consacrée à la culture yakoute se dégage un extraordinaire sentiment d'amour et d'osmose fusionnelle. On n'insistera jamais assez sur cet aspect! Malhya de Saint-Ange écrit avec grâce et délicatesse, la conscience sans cesse tendue vers une affectueuse compréhension de l'autre, dimension si rare aujourd'hui! Aux côtés de Lyana et d'Alix, nous apprenons qu'en Yakoutie aucune tâche de la vie quotidienne n'est accomplie mécaniquement. Un sentiment amoureux et mystique s'exalte jusque dans la traite des rennes envisagée dans le sens d'un échange, par le don d'une petite mélodie (p.148). Dans ce panorama de la vie yakoute, on appréciera, en particulier, le ton du récit à la fois intime et poétique.


Par diverses circonstances, les protagonistes sont amenées à assister à une naissance, faisant l'objet d'une scène tout à la fois sensuelle et mystique. Dans les familles yakoutes, la naissance donne l'occasion d'un véritable dialogue avec le nouveau-né et l'on essaie, dès les premiers jours, de connaître ses affinités avec les divers élements du cosmos. La musique ayant un rôle fondamental dans cette société, l'on cherche également à relier l'enfant à une mélodie qui lui est spécifique et qu'il conservera toute sa vie. Objet de diverses recherches, le choix du prénom est, également, censé le relier à ses ancêtres (p. 156). A cet égard, les Yakoutes seraient presque proches de la conception de la réincarnation.


Attentives à tous les aspects de la vie quotidienne, Lyana et Alix nous éclairent, également, sur les aspects les plus secrets de cette culture. Dans cette partie, l'auteur prolonge et renouvelle, de façon remarquable, une inspiration puisée dans la veine visionnaire et fantastique, veine dans laquelle, étant elle-même versée dans la médiumnité, elle a toujours excellé (cf. "Les cygnes d'encre" ,"Aux frontières de la voix", création du jeu de tarots "Auramour" etc.) notamment lorsque les protagonistes ont le privilège d'assister à des séances chamaniques, interdites sous le régime de Staline. Il y a, là, des pages inoubliables sur les méthodes de divination et de guérison où l'on semble remonter vers un temps hors du temps, un temps des origines, un temps mythique. Chamane-bison, Zarnitza,"géante joufflue aux tresses de corbeau" (p.129) détient non seulement les secrets de la médecine mais cumule aussi les fonctions de juge pour sa communauté. C'est dans une vision très haute en couleurs que nous la découvrons (p.187): "Zarnitza enfila une robe en peau de renne, perles, métal et fourrure d'ours. Des franges pendaient le long de ses manches et de sa jupe, tandis que diverses clochettes en fer couvraient entièrement le haut de son dos. Sa tête portait une coiffe en cuir et plumes. Des lamelles en bois, coupées dans un arbre abattu par la foudre, étaient tressées en dessin géométriques sur le sommet de sa coiffe et encerclaient en guirlandes tombantes, la fin de son bonnet."


A son contact, les protagonistes vont évoluer vers une plus grande liberté intérieure et une forme de renaissance. Par ailleurs, à la lecture de cette partie, s'éclairent, peu à peu, le mystère des "Oiseaux de cire de Yakoutie" et de l'exquise couverture de Marie-Haude Steyert, créatrice atypique dont on a envie de découvrir l'œuvre plus à fond.


Romancière visionnaire-historienne-ethnologue, Mahlya de Saint-Ange réussit ce tour de force de faire en sorte que, par la fiction, les connaissances sur le chamanisme sibérien puissent franchir certaines barrières et préjugés. Il y a, en elle, de sublimes qualités de "passeure de culture". Cette fresque de la vie yakoute suggère aussi un grand nombre de questions sur l'avenir des Yakoutes. Comme le souligne très bien l'auteur, quel pourra être l'avenir des yakoutes dans une Russie dévorée par le modernisme (la quête de l'or) et dont l'écologie est bouleversée par la création des gazoducs, obstacles majeurs pour les cervidés (p.138)?


D'une échelle de valeurs à l'autre…

Ce roman vaut aussi par les nombreux dialogues interculturels sur la vie, la destinée humaine et ses aspirations, la conscience de soi et la mort. Lors de discussions sous la yourte de la chamane, nous découvrons que le "je" yakoute, identifié au groupe est fort éloigné du "je" occidental (p.198): "Chaque être humain a une partie spirituelle et animale. Beaucoup de personnes portent un surnom, celui d'une plante, celui d'un arbre ou d'un mammifère…/… Nous sommes tous multiples."


Les Yakoutes considèrent que les Occidentaux manquent d'affection pour leurs enfants, contraints qu'ils sont, la plupart du temps, de les reléguer, dès la naissance, dans des crèches, ce qui est perçu comme une sorte d'abandon (p.146). De son côté, Lyana s'offusque de voir une personne âgée, Popov, quitter la communauté pour aller vers la mort dans une solitude qui lui semble insupportable. Or, dans l'échelle des valeurs yakoutes, comme l'explique Zarnitza, la chamane, la mort n'est pas le point final de tout, elle est, au contraire, l'occasion d'une transformation et d'une fusion avec le rêve que l'on s'est choisi. Ainsi Popov s'est-il, depuis longtemps, apprêté à partir à la recherche d'une mystérieuse "pierre de feu" (p.174).


D'une grande portée, ce roman où s'exprime un humanisme transculturel nous entraîne vers d'autres questions de société. Comparé à la vie yakoute, le mode de vie de notre société de consommation avec ses outrances et ses gaspillages à la fois matériels et humains ne serait-il pas, en fin de compte, davantage un mode de suicide incessamment renouvelé? Et le chamanisme si bien transmis ici par Mahlya de Saint-Ange ne pourrait-il pas devenir une planche de salut pour le développement intellectuel mais surtout émotionnel de l'être humain occidental constamment dépossédé de ses racines et, de ce fait, enclin à une certaine barbarie? L'"homo economicus" n'aurait-il pas grand intérêt, pour son propre salut et celui de la planête, à se rapprocher de l'"homo divinans" des sociétés chamaniques? Ce sont là des questions-clé que soulève la lecture de cet ouvrage dénué de tout dogmatisme.


Mahlya de Saint-Ange au sein de la francophonie

Dans ce roman d'un voyage sans fin dont nous n'avons souligné ici que quelques aspects, l'écrivain a, également, cherché à introduire une nouvelle dynamique linguistique dans les dialogues entre les protagonistes françaises et les Russes. Ils ont été, fort savoureusement, tissés d'éléments de langue française russifiée, travail redevable à Mariontchik, collaboratrice d'origine russe et amie de l'auteur. Ces dialogues apportent, à l'écriture francophone, une touche d'étrangeté. Dans la progression des pages, les lecteurs pourront aussi apprécier la transcription de quelques phrases d'alsacien, ce qui donne une forte dimension d'humour. Cette recherche au niveau d'un "mimétisme linguistique" reflète bien l'engagement de Malhya de Saint-Ange par rapport à la francophonie.


Il y aurait beaucoup plus à commenter sur cet ouvrage émaillé de nombreux questionnements philosophiques sur le voyage, la création, le rôle de l'écrivain, la destinée humaine. Ce récit d'un dialogue authentique entre les cultures mériterait d'être traduit en diverses langues, porté à la scène ou, mieux, d'être prolongé par un film. En attendant, les lecteurs pourront vivre une aventure emplie d'émotions et apprécier autant cet ouvrage pour son aspect de documentaire que pour son intrigue romanesque!


Laurence MORECHAND-PEERAER, docteur-ès-lettres (Sorbonne Nouvelle et Tufts University, Boston, USA) 

Membre de l'Académie littéraire des Docteurs d'Etat/ Rédactrice de la revue-CD Rom Femmes Artistes/International/ French representative et the First International Congress of Women in the Arts, under the aegis of the German Ministry of Culture and Ministry of Women (Berlin, 1999) / Chargée de recherches à l'Inventaire Général des Monuments et Richesses Artistiques de la France


Citation

"Malhya de Saint-Ange écrit avec grâce et délicatesse, la conscience sans cesse tendue vers une affectueuse compréhension de l'autre."

 


Bonjour Mahlya, je viens de terminer les Oiseaux. Je n'aurai sûrement pas les mots de votre amie Laurence pour en parler ! mais j'ai voyagé... Vous avez admirablement dépeint le grand nord, ses extrêmes par qui nos croyances ou certitudes semblent bien fragiles. Je ne suis pas sûre de correspondre à Alix, joli personnage. Vous n'avez pas trahi mon monde pictural qui s'est retrouvé se sien. Ceci étant, je n'ai pas sa force vitale, je suis beaucoup plus sombre malgré les apparences ( ! )... mais j'ai apprécié le portrait et aussi les quelques clins d'oeil alsaciens. Isabella était une surprise, c'est touchant de gratitude et de reconnaissance que vous offrez à Isa, là. D'autres choses me viennent à l'esprit vous concernant. Cela passera par une question... Etes-vous devenue Lyana ? vous avez un regard sur vous sans complaisance (trop d'ailleurs ! ) mais les pages du livre ouvrent à la métamorphose ou tout du moins un changement de conscience de soi. Ou en êtes-vous, est-ce de l'ordre du désir (que seul l'écriture peut assouvir) ou une volonté délibérée d'être. Je ne vous demande pas de réponse mais j'avoue m'être posée cette question. Voilà pour l'heure.... Merci infiniment de ce beau parcours, un grand BRAVO de l'avoir ainsi mené, dans un réalisme fort nourri d'approches existentielles. Je n'avais pas envie de terminer ce livre...Je reviendrai volontiers sur vos pages de-ci-delà. On ne quitte pas si vite les Oiseaux de Yakoutie ! Je vous embrasse bien tendrement, bonne journée à vous Marie-Haude

Marie-Haude Steyert, peintre en arts plastiques, premier Prix des Arts à Strasbourg et second prix au Concours international d'art contemporain de Molsheim.